LE BEC MAGAZINE

Cet homme est une lesbienne

02.05.2022
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©Clotilde Penet

 

par Cyna Bel

 

J’ai lu Sortir de l’hétérosexualité de Juliet Drouar. Ça m’a plu. Ça m’a aussi interrogée. Je vous explique.

 

Sortir de l’hétérosexualité

 

Le système hétérosexuel organise la domination des hommes sur les femmes, explique Juliet Drouar. Le sexisme, ce ne sont donc pas des comportements individuels, c’est systémique. Organisé.

 

Arrêtons-nous deux minutes.

 

Le sexisme, c’est quand notre sexe inscrit notre rôle de dominé.e dans nos rapports sociaux. C’est subir des discriminations parce qu’on est femme (ou homme. Parfois).

 

Le système hétérosexuel, c’est un cran au-dessus. C’est : 1/ Vous naissez femme donc vous adoptez un certain nombre de comportements construits qui vous positionnent comme inférieure par rapport aux hommes. Vous vous jugez vous-même inférieure. Vous cherchez un homme dominant pour vous protéger. En opposition à : 2/ Vous naissez homme donc vous adoptez un certain nombre de comportements construits qui vous positionnent comme supérieur par rapport aux femmes. Vous vous jugez supérieur. Vous cherchez une femme pour vous servir.

 

Notre sexe inscrit notre rôle de dominée non seulement dans nos rapports sociaux (le sexisme) mais aussi dans notre vision de vous-même. Nous « jouons » la femme. Nous en adoptons les codes (vestimentaires, comportementaux, etc.). C’est ce que disait déjà Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe : « On ne nait pas femme, on le devient. » Et à l’opposé on nous apprend aussi à jouer l’homme, avec tous les avantages que nous en retirons. On nous l’apprend de manière diffuse, nous baignons dans le système de domination dès notre naissance. Nous n’imaginons donc pas que cela puisse être différent. C’est naturel.

 

Quel beau système.

 

Ça ne s’arrête pas là : pour asseoir le système, le couple hétérosexuel devient notre horizon de vie. Si nous sommes née femme, nous allons donc chercher pour nous accomplir un homme à aimer et servir, « jusqu’à ce que la mort nous sépare ». Il sera difficile d’envisager de « réussir notre vie » sans cocher cette case. Ce sera possible, mais au prix d’un coût social élevé. Et clivant.

 

Pour Juliet Drouar, il faut donc sortir de ce système, « sortir de l’hétérosexualité ».

 

Moi ça me va. Avoir envie qu’on considère les personnes indépendamment de leur sexe, ça me semble être un bon programme politique. Sans compter que je suis lesbienne. Techniquement, je suis donc déjà « sortie ». Sauf que… il m’est arrivé un truc qui a chaviré cette évidence.

 

Brouillage des cartes

 

Récemment, j’ai recroisé par hasard un homme que j’avais embrassé cet été (ne soyez pas perdu.e : j’ai bien dit que j’étais lesbienne. Attendez la suite). C’était absolument inattendu, lors d’un bain de gongs. Ce qui, vous en conviendrez, n’est pas une activité hyper mainstream. Et moi qui m’était fermement convaincue depuis l’été que non non non mes attirances envers les hommes n’étaient construites que de traumas et que mon moi profond ne jurait que par les personnes de mon sexe, que c’en était définitivement fini avec les mâles et que pour me respecter je me consacrais désormais aux lesbiennes (et non aux femmes, nuance de taille). Eh bien j’ai dû me rendre à l’évidence : mon moi profond a été complètement chaviré par cet homme. Celui-là en particulier. Cette copie de Nahuel Pérez Biscayart. Vol direct de Buenos Aires à Marseille. Un programme de voyage à lui tout seul. J’ai réfléchi réfléchi réfléchi. L’incompréhension. Pourquoi ? Comment était-ce possible ? Au bout d’un moment, il a fallu que je me rende à l’évidence. Il n’y avait pas d’autre solution possible : cet homme était lesbienne. C’était à s’y méprendre. De l’extérieur, il ressemblait à un homme. Mais il suffisait qu’il ouvre la bouche, qu’il déroule son monde, tapis d’ouverture d’esprit et rempli de non-jugement, et il devenait lesbienne. La lesbienne de Monique Wittig. La lesbienne qui n’est pas femme, qui n’est pas une construction du « cis-tème ». La lesbienne en tant que personne hors du système de domination patriarcal.

 

À ça se sont ajoutées mes expériences du monde homosexuel. Un monde coincé dans les mêmes schémas de domination que les hétérosexuels. Des hommes homos : 100 % hommes, avec toute la déconsidération des personnes femmes que ça implique. Qui reproduisent dans leur couple, au travail, dans leurs relations sociales les mécanismes de domination. Des femmes homos : pour certaines 100 % femmes, du genre victime à attendre qu’on les sauve ; pour d’autres 100 % hommes, du genre à définir l’amour par un rapport de domination. À se passer du consentement. À considérer leur environnement comme acquis. Et puis il y a le cas des femmes cis-hétéros qui refusent de jouer le jeu du système hétéro. J’en connais. Vous en connaissez aussi, peut-être. Ces femmes qui refusent d’être femmes. Qui ne croisent pas les jambes, ne se sentent pas valorisées par un sifflement, ne surveillent pas leur poids. Des féministes.

 

Tout ça pour dire que : on peut être homo et ne pas être sorti du système de l’hétérosexualité. Ou hétéro et être dehors.

 

Avec ça, qu’est-ce qu’on fait ? Comment on sort du système hétéro si même les homos sont embourbés dedans ? Et s’agit-il vraiment du sujet si certains hétéros sont en fait hors du système ?

 

Sortir du genrisme

 

J’étais chafouinée par une partie du raisonnement de Juliet Drouar. Je suis absolument d’accord avec lui : Les femmes, dominées, d’un côté. Les hommes, pour la plupart cis-hétéros, bénéficiaires de la domination, de l’autre. Partition de la société en deux classes. Oppresseurs versus opprimées. Et joli système d’appairage pour bien ficeler le tout. Désastre. Néanmoins, cela n’est pas lié selon moi à l’orientation sexuelle (hétéro). Ou au sexe (cis). Cela est lié au GENRE.

 

Le genre, c’est ce qui définit le masculin et le féminin. Comme en grammaire. C’est l’ensemble des codes de conduite et des allures qui permettent de « ranger » une personne dans l’une ou l’autre des catégories « homme » ou « femme ». C’est ce qui fait que, sans savoir le sexe d’une personne, on peut dire si elle est une femme ou un homme, par son apparence, ses faits et gestes, son attitude.

 

Le genre interroge la manière dont les normes se reproduisent au point de sembler naturelles. Au point de fusionner des attitudes forgées par des siècles de patriarcat avec « la femme » ou « l’homme ». Sexe et construction sociale ne font plus qu’un. Or ces concepts sont bien distincts. On a d’ailleurs créé les notions de « cis » pour qualifier les personnes dont le sexe et l’expression de genre correspondent, et de « trans » pour qualifier les personnes dont l'expression de genre s'écarte des attentes traditionnelles reposant sur le sexe assigné à la naissance. Et le genre neutre : le queer ! Celui qui se détache du concept même de genre. Le flou qui ne permet plus de raccrocher une personne à l’un ou l’autre des sexes.

 

Le genre est une construction. Un camp que l’on choisit. Un rôle auquel on s’identifie. Qui peut être détachable du sexe. C’est pourquoi un homme-cis hétéro peut ne pas être un homme. Un homme-cis homo peut choisir de l’être. Et une femme homo peut être une femme. Tout comme une femme-trans. Il suffit d’en adopter les codes. « Suffit » est un bien grand mot. Tout ceci se fait plus ou moins consciemment, plus ou moins sous la contrainte. C’est toute la magie du système dans lequel nous baignons depuis notre naissance, et qui nous inculque que sexe et genre sont irrémédiablement liés. Il faut une force immense pour s’opposer à ça et « trans »gresser, détacher son sexe de son genre de manière officielle. Mais c’est faux. Le genre, ce sont des normes que nous adoptons. Pas des gènes gravés en nous. La domination aussi.

 

C’est pourquoi le système hétéro que Juliet Drouar décrit fonctionne aussi dans le monde homosexuel. Les couples homosexuels ne sont pas exempts des rapports de domination. L’attirance d’un homme qui s’est construit avec le genre homme ira envers un homme construit avec le genre femme. L’attirance d’une femme qui s’est construite avec le genre femme ira envers une femme construite avec le genre homme. Iels « se mettront en couple ». Et peut-être que la domination sera moins flagrante. Ou peut-être pas.

 

Je pense qu’il faut donc détacher le concept d’homme cis-hétérosexuel du concept de dominant. On peut être dominant en étant un homme cis-homo ou un homme trans-hétéro. Les hommes cis-hétéros n’ont pas le monopole de la domination ! On se fout bien de ce qu’il y a dans votre pantalon ou sous votre robe, ou envers qui vont vos désirs. Ce qui importe c’est comment nous, ou comment « on » nous positionne dans le monde hétéronormé. Ce sont les comportements que nous adoptons envers le reste de l’humanité. Le genre est construit. La domination aussi. On subit des discriminations parce qu’on se genre comme une femme et/ou que les autres nous placent dans cette catégorie. Ou qu’on est flou.e et que notre genre n’est pas clair clair. Trop neutre. Ou trop visiblement différent de notre sexe. On devient louche. Effrayant.e. On domine parce qu’on choisit d’être un homme. Pas parce qu’on est cis-hétéro.

 

Finalement : appairer les gens de genre opposé pour assurer la domination du genre homme sur le genre femme ; c’est ça le système hétéro. Ce n’est pas un système hétérosexuel. C’est un système hétérogenré. L’amalgame entre le sexe/l’orientation sexuelle et le genre fait justement le jeu du système de l’hétéronormativité. Il laisse penser qu’il faudrait changer de sexe ou d’orientation sexuelle pour changer de rôle/classe. Qu’on est coincé.e. Or ce n’est pas le cas. Sortons plus loin que l’hétérosexualité. Sortons du genre. Entrons dans le queer.

 

Visiter le site de Cyna Bel.

 

 

 

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